ÉVOLUTION OU EXPANSION? L’OPÉRATION MILITAIRE DU CANADA EN IRAQ

Par Roland Paris
University d’Ottawa

La semaine dernière, nous avons appris qu’en Iraq, les troupes canadiennes consacraient environ 20 pour cent de leurs efforts sur les lignes de front ou à proximité, qu’elles ont procédé à des frappes aériennes à partir de ces lignes de front, et qu’elles ont échangé des coups de feu avec l’État islamique après avoir essuyé des tirs.

Ces révélations semblent contredire les déclarations précédentes émises par les forces militaires canadiennes ainsi que celle des dirigeants gouvernementaux, notamment celle du Premier ministre Stephen Harper qui avait précédemment stipulé que les forces canadiennes « n’accompagneraient pas » les troupes iraquiennes sur les lignes de front. Le Chef d’État-major de la défense, Tom Lawson, a aussi mentionné en octobre dernier que les troupes canadiennes ne joindraient pas les combattants iraquiens et kurdes dans l’action sur les lignes de front et qu’elle ne participeraient pas au guidage des frappes aériennes.

Suite aux révélations concernant le rôle du Canada sur les lignes de front, le général Lawson a publié une déclaration jeudi dernier:

Je comprends qu’il puisse y avoir certaines questions au sujet de mes commentaires du 19 octobre sur la nature des activités menées par les forces spéciales du Canada en Iraq. Néanmoins, la situation au sol a évolué depuis que j’ai formulé ces commentaires, et nous avons augmenté notre soutien relativement aux frappes aériennes proportionnellement à l’augmentation de la menace dont font l’objet les [Forces de sécurité iraquiennes]

Les membres des [forces d’opérations spéciales] ne sont pas en mission de combat terrain, mais apportent leur soutien aux forces en combat. Les activités des forces d’opérations spéciales canadiennes en Iraq […] sont parfaitement conformes au mandat de fournir des conseils et de l’aide attribuée aux Forces canadiennes par le gouvernement.

Le Premier ministre Harper a fait écho aux remarques de Lawson ce jeudi :

Nous voulons aider, nous voulons conseiller et assister les forces iraquiennes et particulièrement les forces kurdes afin qu’elles puissent mener les combats elles-mêmes. C’est ce que nous faisons.

Soyons clairs : il s’agit d’une mission robuste. Notre rôle est d’outiller ces hommes pour leur permettre d’affronter l’État Islamique et de régler la situation […]

Ces commentaires soulèvent un certain nombre de questions concernant la mission du Canada en Iraq.

Question 1: Le Canada est-il engagé dans les combats sur le terrain?

Oui.

La résolution parlementaire d’octobre dernier précisait que les Forces canadiennes n’allaient pas s’engager dans des opérations de combat sur le terrain. La semaine dernière, Lawson et Harper se sont retrouvés sur la corde raide, en raison de leurs propos précédents qui se sont révélés incorrects, puisque les troupes canadiennes effectuaient des fonctions en dehors de leur mission. Harper et Lawson ont reconnu ces faits au cours de la fin de la semaine tout en instant que les forces canadiennes se limitaient à un rôle de conseil et d’aide.. Ils ont aussi correctement souligné que les troupes canadiennes avaient le droit de se défendre après avoir essuyé des coups de feu.

Il n’existe aucune définition acceptée à l’unanimité du terme «combat». Néanmoins, la logique suggère les définitions suivantes : (1) Lors d’envoi des troupes en position de ligne de front où le combat est inévitable, (2) si ces troupes planifient des frappes aériennes partant de ces lignes de front afin de détruire les positions ennemies, (3) si à leurs tours ils tirent, même en cas de légitime défense afin de tuer les forces ennemies qui leur tirent dessus et ainsi se retrouve en combat.

Question 2: Avons-nous été témoins «d’un changement d’orientation»?

Oui.

Un changement d’orientation est l’expansion progressive du mandat d’une opération militaire, pouvant ou non entraîner le déploiement de forces supplémentaires. Les conseillers américains au Vietnam représentent un cas classique où leurs rôles ont graduellement évolué au-delà des conseils pour diriger les combats sur le terrain. Les troupes américaines ont fini par prendre le relais des forces sud-vietnamiennes locales à titre de principaux combattants contre les forces nord-vietnamiennes.

L’Iraq est encore bien loin de ce qui s’est passé au Vietnam. Le rôle joué par les forces occidentales, dont celles canadiennes, demeure plutôt limité. Néanmoins, il est devenu évident la semaine dernière que la donne a changé pour les opérations canadiennes. Le nouveau rôle du Canada sur les lignes de front ainsi que la redéfinition des actions liées au combat établie par nos dirigeants représentent incontestablement un changement d’orientation.

Pour certains, ces changements peuvent paraitre trop insignifiants pour s’en préoccuper. Après tout, le Canada ne dispose encore que de 69 membres des forces d’opérations spéciales en Iraq. Toutefois, il existe deux raisons de nous inquiéter. Tout d’abord, sans égard au parti au pouvoir, notre gouvernement national se doit de faire preuve de franchise auprès du pays face à une situation aussi délicate que celle des soldats canadiens en situations de combat. Les guerres, particulièrement lorsqu’elles perdurent (comme cela risque d’être le cas pour celle-ci) doivent s’enraciner dans la confiance du public. Un manque de franchise de la part des dirigeants nuit à cette confiance.

Deuxièmement, alors qu’au Canada le débat se concentre principalement sur ce qui se passera de maintenant à avril (alors que l’échéance de 6 mois pour le déploiement militaire du Canada en Iraq devra être renouvelé), nous devrions porter un regard de long terme et se demander quelle direction prendra cette opération dans les mois et années à venir. Les opérations militaires limitées ayant tendance à entrainer l’expansion de la mission, j’anticipe une pression accrue sur les gouvernements occidentaux de confier davantage de missions de combat sur le terrain à leurs troupes. Songeons au fait qu’il n’a fallu que de quelques mois aux dirigeants canadiens pour redéfinir la signification du « combat ». Quel sera donc l’état de la situation dans trois, cinq et même dix ans?

L’automne dernier, j’ai

Question 3: Pourquoi le Canada (et tout autre pays occidentaux) devrait-il limiter sa participation aux combats sur le terrain en Iraq?

Une autre guerre sur le terrain en Iraq de la part de forces occidentales engendrait plus d’impacts négatifs que positifs.

Le Canada a clairement intérêt à entrainer et équiper les forces iraquiennes pour les aider à reprendre leur pays du joug de l’État islamique. Nous ne devrions toutefois pas mener cette guerre pour les Irakiens, car il leur incombe de se battre.

Nous avons retenu des leçons assez difficiles, récemment en Iraq et en Afghanistan, où les efforts de déploiement de forces occidentales massives dans des combats sur le terrain dans les pays islamiques peuvent avoir des effets contreproductifs dû à la méfiance et au ressentiment généralisés des puissances occidentales, même parmi nos alliés nominaux. Le déploiement de centaines de milliers de militaires américains en Irak n’a aucunement résolu le problème terrorisme; au contraire, il l’a exacerbé.

Il serait plus sensé de se concentrer sur le fait de fournir du soutien, de la formation et de l’équipement aux forces iraquiennes afin qu’elles puissent mener cette guerre de manière autonome. Nous devons toutefois être conscients des incitatifs et de l’envie constante de fournir une aide plus directe sur le terrain.

Cela ne veut pas dire que le combat direct n’a pas été nécessaire en Iraq. Personne ne peut prédire le futur. Dans le cas où il n’existerait aucune alternative réaliste afin de déloger l’État islamique des forces locales, nous devrions revisiter notre stratégie. Par contre, nous devrions éviter la dérivation de celle-ci. Une série de changement d’étapes, mineurs à première vue risquerait de nous diriger vers la mauvaise direction. Le Canada n’a aucun intérêt à rentrer dans le bourbier de la guerre du Proche-Orient.

Question 4: N’est-il pas nécessaire pour le formateurs canadiens d’accompagner les forces iraquiennes aux lignes de front afin remplir leur rôle de « conseiller et d’aider »? /strong>

Non, pas pour instant.

Dans leurs propos jeudi dernier, Harper et Lawson ont laissé entendre que le rôle aux lignes de front faisait partie intégrante de la mission « de conseiller et d’assister». Le ministre de la Défense Rob Nicholson a ajouté que le gouvernement Harper n’imposerait aucune « limite » sur cette mission. Cependant, ces déclarations sont problématiques. À titre d’exemple, au cours des dernières années de la mission canadienne en Afghanistan, nos troupes ont entrainé les forces afghanes dans les infrastructures militaires «loin des lignes de front» sans pour autant accompagner ces forces lors d’opérations tactiques.

En effet, le gouvernement des États-Unis a mentionné la semaine dernière que les troupes américaines ne seraient plus déployées auprès d’unités iraquiennes sur les lignes de front. Plutôt, elles entraînent les troupes iraquiennes «loin des lignes de fronts» au sein de quatre principales bases militaires. Ainsi, l’assertion selon laquelle le déploiement des troupes canadiennes sur les lignes de front est un élément inévitable du rôle de «conseiller et d’assister » se révèle trompeuse.

Question 5: Puisqu’il n’existe pas de lignes de front dans la guerre en Iraq, est-ce logique de parler de l’entrainement des forces iraquiennes « à distance » des lignes de front?

La prémisse de cette question est erronée; il existe des lignes de fronts, des zone de combats ainsi que des zones de stabilité relative.

Contrairement aux talibans en Afghanistan, l’État islamique est en contrôle d’une large part du pays et a établi des positions défensives dans de nombreuses régions en Iraq. Bien qu’il y ait des accrochages à certains endroits, l’entrainement des forces iraquiennes peut se réaliser au sein de zones relativement sécuritaires.

Question 6: Le Canada en fait-il assez pour soutenir l’entrainement des forces iraquiennes?

Non, nous devrions en faire plus.

L’Australie, dont la population équivaut aux deux-tiers de celle du Canada, a déployé approximativement 200 soldats des opérations spéciales dans cette région, soit environ le triple du Canada. Dans la mesure où nous prenons au sérieux la nécessité d’entrainer et d’équiper les forces iraquiennes pour leur permettre de mener cette guerre, nous devons être conséquents dans nos actions. La semaine dernière, le premier ministre de l’Iraq a

Question 7: Le Canada devrait-il renouveler sa mission en avril?

Probablement. Notre décision devrait toutefois prendre en considération ce qui risque de se produire en Iraq au-delà des six prochains mois.

L’échéance de six mois est très utile car elle nous amène à réviser la nature de notre mission et des objectifs qui y sont rattachés. Cette échéance présente néanmoins une assurance faussée; en théorie le Canada pourrait évidemment retirer ses forces de l’Iraq, mais dans la pratique cela serait politiquement difficile pour le gouvernement canadien de procéder ainsi puisque nos alliés sont profondément impliqués dans cette campagne. Qui plus est, l’échéance de six mois ne fait que nous distraire des questions importantes telles que l’orientation à long terme de cette opération. Le gouvernement du Canada a l’obligation de s’assurer que sa campagne au sens plus large est bien conçue et réalisable.

Question 8: Le Canada devrait-il continuer sa mission de combat aérien en Iraq?

Oui, mais avec quelques réserves.

Le risque d’un changement d’orientation des opérations aériennes est limité, et les avions de guerre de la coalition sont parvenus à ralentir l’avancée de l’État islamique en Iraq. Tant que les CF-18 canadiens jouent un rôle utile, il est raisonnable de continuer ce déploiement, pourvu que nous demeurions convaincus que la mission est réalisable, et pourvu qu’il n’y ait pas de besoin plus pressant pour les CF-18 au moment de prendre cette décision.

Question 9: Au-delà du déploiement de forces armées, que peut faire le Canada pour contrer la menace posée par l’extrémisme violent dans le monde?

Il peut en faire beaucoup.

La politique de sécurité internationale du Canada est étroite et réactive. Nous avons tendance à attendre l’arrivée des crises avant d’y répondre, et notre réponse s’axe sur les dimensions militaires.

Il existe une problématique plus large : les États fragiles et en déroute sont ravagés par des conflits armés ou pratiquement en proie à des débordements de violence. Ces conditions, si on les laisse s’aggraver, peuvent devenir des terreaux fertiles de radicalisme transnational. L’insécurité n’est qu’un des problèmes auxquels font face ces pays; les lacunes en matière de gouvernance et le manque d’avenues de développement économique peuvent être les déclencheurs de ces troubles. Comme l’a mentionné le secrétaire d’État américain John Kerry noted la semaine précédente, une plus grande implication de la communauté internationale est essentielle pour s’attaquer à ces problèmes afin d’éviter qu’ils se métamorphosent en crise sécuritaire.

De nombreux États occupant de vastes territoires allant de la côte de l’Afrique de l’Ouest et du Maghreb, en Asie du Sud et centrale, en passant par des régions de l’Afrique Subsaharienne et du Proche Orient, se caractérisent par leur fragilité à divers degrés. Une approche globale plus efficace est requise afin d’éviter que ces pays deviennent le foyer des prochaines crises mondiales.

Évidemment, le Canada se trouve également dans l’obligation de maintenir des forces militaires aptes au combat, ce qui constitue en quelque sorte une police d’assurance dans le monde marqué par l’incertitude dans laquelle nous vivons. En outre, nous devrions réinvestir dans nos forces armées et annuler les récentes coupures militaires. Qui plus est, nous devons être disposés à déployer ces forces, y compris dans le cadre de missions de combat lorsque cela sert nos intérêts.

Les difficultés posées par les États fragiles ne sont pas seulement militaires; la création d’emplois pour les jeunes, l’éducation contre la radicalisation, l’investissement promouvant la croissance durable des marchés, ainsi que des gouvernements qui servent leurs citoyens plutôt que les opprimer, voilà tant d’aspects essentiels. Si notre répertoire se limite à nos forces militaires, nous ne recourrons qu’à celles-ci. À plus long terme, toutefois, nous ne pouvons assurer notre sécurité que de la bouche de nos canons.

Canada peut et doit d’être chef de file d’une campagne internationale visant une approche plus globale de résolution des problèmes posés par les États fragiles et en déroute.

Postscript

Roland Paris a souligné la plupart de ces arguments au cours d’un débat avec George Petrolekas de l’Institut de la Conférence des Associations de la Défense durant l’émission The Agenda sur la chaîne TVO, le vendredi 23 janvier.

 La version originale de cette note d’information est en anglais