PRINCIPLES AND PREJUDICE: FOREIGN POLICY UNDER THE HARPER GOVERNMENT

 

PAR GERD SCHÖNWÄLDER
Associé Principal, CÉPI

En Bref:

  • Les valeurs (même si elles divergent fortement) sont des moteurs essentiels de l’élaboration de la politique étrangère de l’actuel et de l’ancien gouvernement du Canada, qu’il soit conservateur ou libéral.
  • Cependant, l’utilisation par le gouvernement Harper d’une politique étrangère fondée sur les valeurs ne répond pas aux trois critères qui garantiraient la clarté, la cohérence et l’efficacité de la politique.
  • En conséquence, le Canada a perdu de son influence et de son statut sur la scène internationale.


Peu de gens contesteraient que la politique étrangère du gouvernement Harper constitue une rupture décisive avec celle de ses prédécesseurs libéraux. Le penchant canadien pour le dialogue, la négociation et le compromis, qui s’exprimait auparavant par un soutien de plusieurs décennies au multilatéralisme, à la recherche de solutions justes et équitables aux problèmes du monde et à des institutions d’inspiration canadienne telles que le maintien de la paix internationale, a disparu. Au lieu de cela, le gouvernement Harper considère que le monde est divisé entre amis et ennemis, embrassant avec enthousiasme les premiers mais refusant de « s’entendre » simplement pour « s’entendre » avec les seconds. Présentée comme plus « fondée sur des principes » qu’auparavant, la politique étrangère canadienne a acquis un caractère beaucoup plus tranchant, prenant parti (comme dans le conflit israélo-palestinien), mettant davantage l’accent sur l’utilisation de la force (comme en Afghanistan) et faisant parfois obstruction (au lieu de faciliter) à d’importants processus de négociation internationaux, notamment en ce qui concerne le changement climatique.

Malgré ces différences, les perspectives passées et présentes ont des points communs importants. Les deux camps politiques ont défendu ce qu’ils considéraient comme les intérêts fondamentaux du Canada à l’étranger, mais surtout, les calculs d’intérêts n’ont jamais été le seul moteur de leurs stratégies respectives. Au contraire, les responsables conservateurs et libéraux de la politique étrangère ont été influencés – souvent très fortement – par leurs valeurs, idéologies et systèmes de croyance sous-jacents. En tant que telles, les deux variantes sont des exemples d’une politique étrangère fondée sur des valeurs, qui peut être distinguée des versions purement axées sur les intérêts, dites « réalistes ». Les valeurs, même si elles divergent fortement, sont des moteurs essentiels de l’élaboration de la politique étrangère des conservateurs et des libéraux.

Les valeurs étant enracinées dans les préférences personnelles et politiques, il n’est pas surprenant que les critiques aient désapprouvé le revirement du gouvernement Harper en matière de politique étrangère, certains qualifiant les politiques qui en résultent d’« amères » et d’« étriquées ». Mais au-delà de ces désaccords sur les valeurs qui devraient guider l’élaboration de la politique étrangère canadienne, les politiques étrangères fondées sur des valeurs comportent d’autres écueils[1] : elles peuvent par exemple devenir trop zélées, comme on le voit parfois dans la politique étrangère des États-Unis (plus récemment dans leur campagne malheureuse visant à instaurer de force la démocratie en Irak). Ces campagnes sont rarement couronnées de succès et entraînent souvent – l’Irak en est un exemple – d’énormes coûts supplémentaires et d’autres problèmes. Les pays qui ne disposent pas de la force militaire écrasante des États-Unis, y compris le Canada, peuvent tomber dans un piège similaire en adoptant une attitude morale trop rigide à l’égard de leurs adversaires. Une telle attitude peut rapidement dégénérer en un discours creux et une perte nette d’influence sur la scène internationale si les voies de dialogue et de négociation restantes sont coupées ou réduites de manière drastique.

Un autre problème se pose lorsque les principes et les normes qui sous-tendent les politiques étrangères fondées sur des valeurs sont appliqués de manière sélective, donnant l’impression que les différents pays sont évalués à l’aune de critères différents. Dans le meilleur des cas, cela nuit à la crédibilité et à la force de persuasion de ceux qui défendent et promeuvent les valeurs en question – qu’il s’agisse de la démocratie, des droits de l’homme, de l’État de droit ou de la liberté religieuse – et les expose à des accusations de favoritisme et de manque d’engagement à l’égard de ces valeurs. Au pire, elle apportera un soutien à ceux qui considèrent que toute politique étrangère fondée sur des normes n’est qu’un leurre et une couverture pour d’autres objectifs de politique étrangère plus égoïstes, en particulier la promotion d’intérêts économiques et stratégiques. De telles accusations sont portées contre les États-Unis depuis longtemps, mais d’autres pays, dont l’Europe et le Canada, ne sont pas à l’abri. La cohérence et l’impartialité sont donc des ingrédients essentiels de toute politique étrangère fondée sur des valeurs.

Pour éviter ces écueils et d’autres encore, et pour promouvoir avec succès des positions normatives sur la scène internationale, les gouvernements doivent veiller à ce que leurs politiques étrangères passent trois tests critiques :

  • Premièrement, les valeurs sur lesquelles reposent ces politiques doivent être clairement énoncées ; mieux encore, elles doivent être formulées formellement, par exemple dans une déclaration de politique étrangère ou dans un livre blanc du gouvernement. Cette clarté est à la fois indispensable pour garantir la responsabilité des gouvernements et nécessaire pour que les citoyens des sociétés démocratiques puissent consentir en toute connaissance de cause à la conduite extérieure de leur gouvernement.
  • Deuxièmement, il faut disposer de moyens efficaces pour promouvoir ces valeurs sur la scène internationale. Ces moyens doivent être explicités, notamment en identifiant (ou en créant) des instruments politiques spécifiques, en réservant les ressources budgétaires nécessaires et en obtenant l’adhésion des principaux groupes d’intérêt. À défaut, une politique étrangère fondée sur des valeurs se réduit rapidement à des déclarations de principe vides de sens.
  • Troisièmement, les normes et les principes qui sous-tendent une politique étrangère fondée sur des valeurs doivent être appliqués de manière transparente et impartiale, y compris lorsqu’il s’agit d’établir des compromis et des arbitrages entre des positions fondées sur des valeurs et d’autres intérêts vitaux de la politique étrangère. Un tel équilibre entre des objectifs concurrents est inévitable dans les affaires extérieures de tout pays, mais il ne doit pas contredire ou annuler l’engagement envers les objectifs normatifs de la politique étrangère.

À ce jour, la politique étrangère du gouvernement Harper n’a pas répondu à ces trois critères fondamentaux.

Des valeurs clairement énoncées

Le gouvernement Harper n’a jamais expliqué de manière suffisamment détaillée ce que signifie réellement son passage à une politique étrangère plus « fondée sur des principes », et en quoi ses propres valeurs diffèrent de celles défendues par les gouvernements précédents. Au lieu d’une déclaration de politique étrangère actualisée qui aurait précisé tout cela – la précédente déclaration du gouvernement libéral de Paul Martin remonte à 2005 – les conservateurs se sont appuyés sur des discours publics successifs et des interviews dans les médias, principalement par le ministre des Affaires étrangères John Baird, mais aussi par le Premier ministre Stephen Harper lui-même.

Par exemple, en septembre 2011, quelques mois seulement après que les conservateurs eurent remporté leur première majorité, M. Baird a déclaré à l’Assemblée générale des Nations unies que le Canada cesserait de « s’entendre » pour « s’entendre ». Le Premier ministre, dans son interview télévisée de janvier 2012 avec Peter Mansbridge de la CBC, a encore précisé cette position, exprimant sa crainte et sa méfiance à l’égard du régime théocratique iranien et réaffirmant le soutien indéfectible de son gouvernement à Israël. Dans un autre discours prononcé devant l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2013, M. Baird a insisté sur les deux mêmes thèmes, tout en renouvelant sa promesse de soutenir les droits des minorités religieuses et autres. Puis, dans son discours historique devant la Knesset en janvier 2014, Harper a porté le soutien inconditionnel du Canada à Israël à un niveau supérieur, assimilant de fait toute critique d’Israël à de l’antisémitisme.

En tout état de cause, ces déclarations ne manquent pas de détermination : Les notions de « deux poids, deux mesures », d’« ambiguïté morale » et d’« incertitude morale » sont toutes rejetées avec force. Beaucoup de temps est consacré à la description de ce que le Canada ne ferait pas ou ne ferait plus (dorloter les dictateurs, apaiser les agresseurs, participer à des comités de l’ONU dirigés par des régimes peu recommandables) et de la manière dont il punirait les transgresseurs (par des boycotts, des sanctions, voire une action militaire si elle est entreprise de concert avec ses alliés).

Mais curieusement, tant Baird que Harper s’efforcent de souligner leur soutien à toute une série de valeurs canadiennes traditionnelles – liberté, démocratie, droits de l’homme, État de droit, justice, pour n’en citer que quelques-unes – qui sont partagées par l’ensemble de l’échiquier politique. On peut supposer que cela implique que les gouvernements libéraux précédents ne sont pas ou n’étaient pas tout aussi attachés à ces mêmes valeurs et principes. Cela vaut peut-être la peine d’être débattu, mais il est très douteux que les « principes », la prise de position et le refus de bouger lorsqu’on les pousse à bout puissent expliquer des différences aussi marquées en matière de politique étrangère que sur le problème palestinien, les ambitions nucléaires de l’Iran, le changement climatique, l’aide au développement, le rôle et l’objectif de la recherche fondée sur des données probantes et une foule d’autres choses encore. À tout le moins, ces différences suggèrent des interprétations fondamentalement divergentes de valeurs communes, voire des valeurs complètement différentes. Les conservateurs doivent à l’électorat canadien, y compris à leurs propres électeurs, d’établir clairement ces distinctions.

Certains pourraient dire qu’à l’ère de l’attention réduite et des tweets de 140 caractères, le type de raccourci politique employé par le gouvernement conservateur est tout ce qu’il y a de plus normal. Après tout, pourquoi les gouvernements dépenseraient-ils des ressources précieuses pour élaborer des programmes politiques détaillés que personne ne lit jamais, alors qu’il est plus facile et plus efficace d’atteindre les citoyens par le biais d’interviews dans les médias, de déclarations publiques et des médias sociaux ?

Ils auraient tort : dans les sociétés démocratiques, les citoyens ont le droit de connaître en détail les positions de leurs gouvernements. Et ce n’est pas tout : ils doivent savoir comment les différentes valeurs sont liées, si certaines valeurs comptent plus que d’autres et quels seuils doivent être franchis avant que les préférences normatives ne se transforment en actions de politique étrangère. Ce n’est que lorsqu’ils disposent de ce niveau de détail que les citoyens sont en mesure de prendre des décisions en connaissance de cause, y compris de donner ou de refuser leur consentement à leur gouvernement en ce qui concerne la conduite de sa politique étrangère. Laissés dans l’ignorance, les citoyens feront ces choix en se basant sur l’émotion ou sur leurs propres idées préconçues, ce qui les poussera à réagir par réflexe à des questions très complexes. Ils peuvent également se désengager complètement du processus politique s’ils le jugent partial et impénétrable, ce qui peut plaire aux populistes et aux dictateurs mais ne devrait pas plaire aux démocrates.

Des moyens efficaces pour faire progresser les valeurs

Le deuxième test, qui concerne les moyens et les mécanismes par lesquels les valeurs de la politique étrangère sont défendues sur la scène internationale, peut être divisé en deux parties, axées sur la défense et la promotion de ces valeurs. Jusqu’à présent, le gouvernement conservateur a clairement penché pour la première, soulignant à de nombreuses reprises que son approche des relations extérieures du Canada était « fondée sur des principes » et qu’il n’était pas prêt à laisser impunis ceux qui violaient ces principes.

En effet, l’élément punitif de la politique étrangère du gouvernement conservateur – le bâton, pour ainsi dire – a été beaucoup plus apparent que la carotte. Par exemple, le Canada a boycotté la Conférence du désarmement parrainée par les Nations unies lorsque la Corée du Nord a pris la présidence tournante en juin 2001, et de nouveau lorsque l’Iran l’a fait en mai 2013. Plus récemment, le Canada a adopté une position similaire à l’égard du Sri Lanka lorsque le Premier ministre Harper a protesté contre son bilan en matière de droits de l’homme en refusant d’assister à la réunion annuelle des chefs d’État et de gouvernement du Commonwealth qui s’est tenue à Colombo en 2013. Outre les boycotts, le Canada a eu recours à des sanctions économiques contre les régimes de la Corée du Nord, du Myanmar et, bien sûr, de l’Iran, où son attitude inflexible à l’égard des négociations multilatérales visant à limiter le programme nucléaire iranien l’a placé dans un camp différent de celui de tous ses alliés traditionnels, à l’exception d’Israël. Bien que le Canada n’ait pas ouvertement approuvé le recours à la force militaire contre l’Iran (tout en indiquant qu’il comprendrait que d’autres prennent les devants pour se défendre), il a participé à l’intervention menée par l’OTAN en Libye en 2011, contribuant à chasser le régime du colonel Kadhafi du pouvoir.

Il faut reconnaître que le gouvernement canadien n’a parfois guère eu d’autre choix que d’adopter ces positions fermes. Peu de gens diraient, par exemple, que les sanctions contre la Corée du Nord étaient injustifiées, compte tenu de l’ampleur des violations des normes internationales commises par le régime. Quant à l’action militaire visant à défendre les civils libyens contre des attaques aveugles, elle était défendable, du moins au départ, bien que la mission ait rapidement dépassé son mandat et ait été critiquée à juste titre en conséquence.

Cependant, il existe des doutes légitimes quant à l’efficacité de l’approche musclée du Canada. S’il est parfois nécessaire d’isoler et de punir les régimes qui violent les normes en matière de droits de l’homme, une position si intransigeante qu’elle coupe toutes les voies de dialogue et de négociation n’est généralement pas utile, en particulier lorsque les moyens d’exécution sont plutôt limités. Plus précisément, on peut se demander si la politique étrangère du Canada au cours des dernières années s’est traduite par un plus grand respect des valeurs qui sont censées la guider, et si le rôle du Canada dans la défense de ces valeurs lui a donné plus de poids dans les affaires mondiales.

Dans les deux cas, la réponse semble être négative. Le plus souvent, l’approche du Canada n’a pas produit les résultats escomptés, qu’il s’agisse d’un plus grand respect des normes internationales en matière de droits de l’homme parmi les membres du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, d’une attitude plus prévenante du gouvernement sri-lankais à l’égard de sa minorité tamoule vaincue ou d’une plus grande volonté de l’Iran de restreindre ses ambitions nucléaires. Au contraire, le rejet du gouvernement canadien, combiné à un manque évident de ressources pour faire valoir son point de vue, l’a fermement mis à l’écart et l’a exclu des principaux processus internationaux. (Cela est particulièrement évident dans le cas de l’Iran, où les négociations internationales menées par certains des plus proches alliés du Canada se sont déroulées sans participation significative du Canada). Présenter ces questions comme un choix entre « s’opposer au mal » dans le monde et « apaiser les dictateurs » peut être bien vu par les électeurs nationaux, mais c’est pour le moins trompeur et, en fin de compte, cela revient à faire de la rhétorique vide de sens.

La situation n’est guère plus brillante lorsqu’il s’agit de promouvoir activement un programme de valeurs canadiennes par le biais d’instruments de politique étrangère spécifiques. Cela s’explique en grande partie par le fait que ces instruments n’ont pas été créés ou ont cessé d’exister. Le gouvernement Harper n’a notamment pas mis en œuvre les recommandations contenues dans un rapport de 2007 du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international (CPAEDI) de la Chambre des communes – et celles d’un groupe consultatif de quatre personnes qu’il avait lui-même mis sur pied en 2009 – visant à créer une nouvelle agence canadienne dédiée au soutien des processus de démocratisation à l’étranger[2]. Il a également laissé disparaître le Conseil de la démocratie, un forum informel de ministères et d’organismes publics qui aurait pu servir de base à la création d’une nouvelle agence. Le gouvernement a pris des mesures agressives à l’encontre du Centre international des droits de l’homme et du développement démocratique (également connu sous le nom de « Droits et Démocratie ») basé à Montréal, un organisme public canadien fondé par une loi du Parlement en 1988, en le fermant après avoir provoqué des dissensions au sein de son conseil d’administration.

La seule exception à cette tendance générale est le Bureau de la liberté religieuse, nouvellement créé sur les vestiges de Droits et Démocratie au sein du département des affaires étrangères. Cependant, près de trois ans après son annonce, le nouveau Bureau est à peine opérationnel et doit encore lancer son premier appel à propositions avec son budget limité de 5 millions de dollars.

En l’absence d’instruments politiques spécifiques, il est évidemment possible de promouvoir les valeurs en les intégrant à d’autres objectifs de politique étrangère. Le gouvernement conservateur l’a fait, par exemple, en inscrivant la promotion de la démocratie et des droits de l’homme ainsi que la contribution à une gouvernance mondiale efficace et à la sécurité internationale parmi les priorités de la politique étrangère du Canada. Il n’y a rien de mal à cette pratique tant qu’il est entendu que de tels liens ne sont pas automatiques ; en fait, il existe souvent de fortes tensions entre les objectifs normatifs et les autres objectifs de la politique étrangère. Par exemple, la recherche de la sécurité et de la stabilité peut aller à l’encontre des aspirations démocratiques et des droits légitimes des populations qui demandent à avoir davantage voix au chapitre. La poursuite d’intérêts économiques et commerciaux – comme dans l’exploitation minière, un secteur clé de l’économie canadienne – peut aller à l’encontre des préoccupations des communautés locales en matière de santé et de bien-être de l’environnement.

Inversement, les objectifs normatifs peuvent être dilués au point d’être presque dénués de sens. Un rapide coup d’œil à l’International Development Project Browser du GAC révèle un assortiment déconcertant de titres sous l’intitulé sectoriel « gouvernance démocratique », notamment « Catastrophe Risk Insurance Facility » ou « Energy Sector Capacity Building »[3] Une telle diversité rend difficile, voire impossible, la distillation de résultats pertinents. L’intégration des valeurs dans d’autres objectifs de politique étrangère nécessite donc une stratégie délibérée et bien pensée pour s’assurer qu’elles restent pertinentes et qu’elles ne sont pas mises de côté. Une telle stratégie n’existe pas à l’heure actuelle à Ottawa.

Une application transparente et impartiale

Le troisième et dernier critère, qui concerne les normes et les principes qui sous-tendent les politiques étrangères fondées sur des valeurs, ne doit pas être interprété comme un appel à la neutralité absolue. Ce serait impossible, car toute politique étrangère fondée sur des normes s’articule autour d’un ensemble spécifique de valeurs qu’elle vise à défendre et à promouvoir.

Mais en même temps, il est essentiel que ces normes et principes soient appliqués de manière transparente et impartiale, pour au moins deux raisons. D’une part, si l’on n’y parvient pas, on risque de saper ces valeurs, qui pourraient être perçues comme une rhétorique vide ou comme une couverture pour d’autres intérêts de politique étrangère moins bénins. (Par exemple, les politiques de promotion de la démocratie menées par les États-Unis et l’Europe sont parfois critiquées pour leur caractère égoïste et leur manque de sincérité. Si cela s’avérait vrai, cela donnerait du crédit aux affirmations des États autoritaires, comme la Russie dans la crise actuelle en Ukraine, selon lesquelles ils ne font que défendre leurs intérêts, tout comme l’Occident).

Deuxièmement, un manque de transparence et d’impartialité dans l’application des valeurs sape la crédibilité et l’influence de ceux qui les professent. Cela n’est peut-être pas un problème pour les nations plus grandes et plus puissantes qui disposent de ressources considérables en matière de pouvoir dur (dont l’application peut entraîner une foule d’autres problèmes, mais cela n’a rien à voir avec le sujet ici). En revanche, cela ne peut pas être dans l’intérêt des pays plus petits et moins puissants (incluant le Canada) qui dépendent davantage d’un environnement fondé sur des règles et des normes.

Une fois de plus, la politique étrangère du Canada n’est pas à la hauteur. La position du Canada à l’égard du Moyen-Orient, qui est loin d’être impartiale, est une cause évidente d’inquiétude. Suscitant des accusations répétées de double standard, le soutien inconditionnel du Canada à Israël et son indifférence à l’égard des droits des Palestiniens ont gravement nui à la stature morale du pays dans la région, le privant de sa capacité, durement acquise, à servir d’intermédiaire dans le conflit palestinien. La position du Canada a également limité son influence dans des domaines plus larges, tels que la construction de sociétés plus démocratiques à la suite du printemps arabe (sans pour autant accroître son influence sur Israël proprement dit, il convient d’ajouter).

Une autre question plus complexe se pose également : celle de l’équilibre entre les objectifs normatifs et les autres objectifs de la politique étrangère. On ne peut attendre d’un pays qu’il sacrifie tous ses intérêts en faveur des valeurs qu’il défend ; des compromis sont parfois nécessaires. Par exemple, le coût d’une intervention militaire pour mettre fin à des violations des droits de l’homme ailleurs (par exemple en Syrie) peut être prohibitif, ou les avantages d’un commerce avec des pays autocratiques (par exemple la Chine) peuvent être trop importants pour être laissés de côté.

Mais cela ne signifie pas que les considérations normatives soient simplement jetées par-dessus bord lorsqu’elles deviennent gênantes. Ce qu’il faut plutôt, en plus des lignes rouges à ne pas franchir, ce sont des règles d’engagement claires pour les situations moins tranchées où la poursuite de l’engagement peut être préférable. Ces règles sont essentielles pour gérer les relations avec les grandes puissances autoritaires comme la Russie ou la Chine, mais aussi avec les États récemment démocratisés dont les pratiques en matière de droits de l’homme sont encore inégales, ou dans les situations où les dirigeants autocratiques subvertissent et sapent les cadres démocratiques existants sans pour autant violer l’ordre constitutionnel. Permettant de s’engager tout en exerçant une influence ou en offrant une assistance, ces règles doivent être fondées sur un engagement ferme à contribuer à un changement positif chaque fois que cela est possible et, surtout, à ne pas nuire soi-même.

Dans la politique étrangère actuelle du Canada, il y a peu de preuves de l’existence d’un tel cadre fondé sur des règles. Au contraire, des déclarations de principe retentissantes côtoient des initiatives de politique étrangère qui ne disent pas grand-chose, voire rien, sur les objectifs normatifs. Dans de telles circonstances, ces derniers sont souvent mis de côté (et, en effet, il semble que, malgré sa rhétorique, le Canada atténue sa critique de la Chine ou de la Russie en matière de droits de l’homme).

Il existe également un énorme potentiel de tensions entre les principes déclarés du Canada, d’une part, et sa récente volonté d’aider les entreprises canadiennes à être plus compétitives sur le marché international (ce qui, en soi, n’est pas une mauvaise chose). Par exemple, la dernière stratégie de promotion du commerce extérieur du Canada, publiée fin novembre 2013 et baptisée Plan d’action pour les marchés mondiaux, promet d’exploiter « tous les atouts diplomatiques du gouvernement du Canada pour […] soutenir la poursuite du succès commercial des entreprises et des investisseurs canadiens ». Cependant, la stratégie ne dit rien sur les implications sociales, environnementales et même politiques que cela pourrait avoir dans les pays partenaires. La « Stratégie de croissance économique » du Canada, telle que définie par Julian Fantino, alors ministre du Développement international, dans son discours de novembre 2012 devant l’Economic Club of Canada, met également l’accent sur les « opportunités pour les entreprises canadiennes travaillant sur les marchés étrangers », s’engageant à « aider […] à rendre les pays et les personnes prêts pour le commerce et l’investissement ». Fantino a bien mentionné les « valeurs canadiennes de compassion et de générosité » dans son discours[4], même si, vraisemblablement, ces considérations ont peu de place dans les décisions des entreprises concernant les investissements, les niveaux de profit et les revenus des actionnaires. Sans surprise, son annonce selon laquelle l’ACDI soutiendrait les sociétés minières canadiennes pour qu’elles concluent des partenariats mutuellement bénéfiques avec leurs homologues locaux a été critiquée par un certain nombre d’observateurs qui l’ont jugée intéressée et entièrement dans l’intérêt de l’industrie canadienne.

En conclusion : trois tests échoués

En résumé, les politiques étrangères fondées sur des valeurs ne se limitent pas aux normes et principes sous-jacents et à la question de savoir s’ils sont bons ou mauvais. (Il s’agit bien sûr d’un aspect essentiel, et il serait intéressant d’examiner l’impact du conservatisme social de sa principale clientèle sur les perspectives de politique étrangère de l’actuel gouvernement canadien). Pour être crédibles et efficaces, ces politiques doivent exposer clairement et en détail les valeurs sur lesquelles elles se fondent, les moyens par lesquels ces valeurs sont protégées et promues, et la manière dont sont négociés les compromis entre ces valeurs et les autres objectifs de la politique étrangère. Si elles ne satisfont pas à ces trois critères, les politiques étrangères fondées sur des valeurs risquent de perdre leur pertinence ou d’être perçues comme une couverture pour d’autres objectifs de politique étrangère qui n’ont que peu ou pas de rapport avec les normes ou les principes moraux.

La politique étrangère actuelle du Canada est tombée dans ce double piège. Les invocations fréquentes des principes du Canada, accompagnées de promesses solennelles de ne pas céder aux pressions de ceux qui ne les partagent pas, n’ont guère donné de résultats concrets. Les décideurs politiques canadiens ont tendance à présenter le pays comme un leader moral – tout récemment dans la crise ukrainienne – alors que les ressources réellement engagées suivent à peine le rythme et sont souvent inférieures à celles de ses principaux partenaires. Il n’est donc pas surprenant que dans la plupart des domaines qui comptent sur la scène mondiale, le Canada ait en fait perdu de son influence : il fait désormais moins bien que son poids[5].

En outre, la défense tonitruante des normes morales par le Canada semble parfois unilatérale et est souvent curieusement détachée de sa position économique de plus en plus agressive. Le fait de placer la recherche d’opportunités économiques et commerciales au centre de la politique étrangère du Canada, parfois sans même essayer d’aborder les implications socio-économiques, environnementales ou autres, soulève des questions gênantes quant à la profondeur de l’engagement du pays à l’égard des normes et des principes normatifs.

Au lieu de le faire progresser, ces tendances ont érodé le statut du Canada en tant que leader moral sur la scène internationale.


[1] Pour plus de detail, regardez Alan Johnson, “A Values Based Foreign Policy in a Dangerous World: An Interview with Anne-Marie Slaughter,” Democratiya, no. 10 (Automne 2007), pp. 130-158, et Jack Snyder, “One World, Rival Theories,” Foreign Policy, no. 145 (Novembre-Decembre 2004), pp. 52-62.

[2] Pour plus de detail, regardez, Gerald J. Schmitz: Canada and International Democracy Assistance: What Direction for the Harper Governments Foreign Policy?, Occasional Paper Series No. 67, Centre for International and Defence Policy, Queen’s University, Kingston, ON (Aout 2013).

[3] Les statistiques pertinentes de l’OCDE, sous la rubrique générale « Government & Civil Society » , montrent un déclin précipité du financement bilatéral de l’APD canadienne au cours des dernières années. Bien que cela ne corresponde pas directement aux catégories utilisées pour décrire les priorités du gouvernement conservateur en matière de politique étrangère, cela suggère au moins un déclin plus large du financement, précisément pour les valeurs que le gouvernement dit défendre.

[4] Il n’y a pas d’accord sur ce que sont les « valeurs canadiennes ». Outre les versions proposées par les ministres Fantino et Baird – citées plus haut – la Loi sur la responsabilité en matière d’aide au développement d’outre-mer (ODAAA) mentionne « [les] valeurs de citoyenneté mondiale, d’équité et de durabilité de l’environnement ». Le Broadbent Centre, un organisme de gauche, a récemment publié une importante étude affirmant que les valeurs canadiennes sont des valeurs progressistes, soulignant notamment « l’égalité, la durabilité et la justice ». Bien que le terme « centriste » puisse être plus approprié, la plupart des Canadiens semblent avoir des valeurs résolument à gauche de celles prônées par l’actuel gouvernement conservateur.

[5] Cela est vrai en dépit d’exceptions telles que la santé infantile et maternelle dans les pays en développement. En dehors de ces secteurs spécifiques, le rôle du Canada dans l’orientation des tendances générales du développement international s’est réduit, parallèlement à la baisse des contributions au titre de l’aide publique au développement (APD).