Quelques semaines après la reprise des manifestations dans les principales villes d’Haïti, le 7 février 2019, les médias ont largement diffusé des images de manifestants en colère et des analyses de ce que cela signifiait pour le pays en crise. Leur discours était dominé par des tropes familiers: « le peuple » en avait marre
Quelques semaines après la reprise des manifestations dans les principales villes d’Haïti, le 7 février 2019, les médias ont largement diffusé des images de manifestants en colère et des analyses de ce que cela signifiait pour le pays en crise. Leur discours était dominé par des tropes familiers: « le peuple » en avait marre de la « corruption » et des inégalités perpétuées par des « élites » soutenues par « l’Occident »; pourtant, leurs actions risquaient de pousser la « nation la plus pauvre des Amériques » dans un bourbier ou même « au bord du gouffre ».
Malheureusement, il y a plus que des grains de vérité dans ce récit. Les élites irresponsables (y compris certains partis politiques de l’opposition) et les partenaires internationaux insidieux abondent. Le contraste entre la corruption ostentatoire de quelques-uns et la misère de la majorité pauvre, y compris la plupart des jeunes, alimente le feu. Le potentiel de crise sans issue est réel. Pourtant, des dynamiques complexes à l’œuvre en Haïti pourraient générer des résultats plus productifs que ceux envisagés dans le scénario catastrophique.
Le PetroCaribe Challenge, connu en Haïti sous le nom de « Kot Kòb Petwo Karibe A » (où est l’argent de PetroCaribe?) est un vaste mouvement alimenté par les médias sociaux mais aussi lié aux organisations de défense des droits humains. Certes, les partis politiques de l’opposition ont tenté d’utiliser le mouvement pour obtenir la démission d’un président dont ils n’ont jamais accepté la légitimité. Des gangs criminels ont profité du désordre pour extraire des « taxes de circulation » des citoyens et des étrangers.
Pourtant, le mouvement est enraciné dans l’activisme des jeunes et dans les exigences historiques des organisations de défense des droits humains en matière d’imputabilité étatique, de primauté du droit et d’équité sociale. Reste à savoir s’il restera fidèle à ces origines ou s’il se fera prendre par des politiciens et des entrepreneurs criminels. Ceci dépend en partie de sa capacité de collaborer avec d’autres mouvements sociaux y compris les organisations féministes.
Encore moins visible par les médias mondiaux, le Premier ministre Céant a réagi aux demandes du mouvement de façon conséquente. Certes, le président Moïse a disparu lors des manifestations et a passé le plus clair de son temps à dénoncer ses opposants dans sa déclaration publique du 14 février. Pourtant, peu de temps après, son Premier ministre a annoncé des mesures permettant de résoudre les problèmes du pays.
Ces mesures consistent notamment à soutenir les poursuites à l’encontre de hauts responsables accusés d’avoir détourné des fonds de PetroCaribe. Il s’agit aussi de réduire les dépenses de son bureau de 30%, de revoir les dépenses publiques, d’augmenter le salaire minimum et de maintenir les subventions aux prix sur les produits de base tels que le riz. Parmi ses mesures, il a également encouragé un dialogue national inclusif afin de trouver des solutions plus durables aux crises budgétaire et macro-économique, de gouvernance, de justice, de sécurité publique … et de l’environnement. Depuis ce temps, le président Moise a établi un comité de personnalités éminentes pour faciliter l’organisation du dialogue national.
Il est clair que les partenaires internationaux d’Haïti soutiennent un gouvernement impopulaire. Pourtant, dans leur déclaration du 10 février, le Core Groupe (le représentant spécial des Nations unies, les ambassadeurs du Brésil, du Canada, de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Union européenne et des États-Unis, ainsi que le représentant de l’Organisation des États américains) a pris « note des revendications exprimées par les manifestants » tout en rappelant que « dans une démocratie, le changement doit se faire par les urnes, et non par la violence ». Ils ont appelé les dirigeants haïtiens « à engager un dialogue constructif et inclusif afin d’identifier et mettre en œuvre des solutions réalistes et pérennes à la crise politique et économique… ».
Le Core Group a également encouragé le gouvernement à « accélérer ses réformes structurelles visant à promouvoir une meilleure gestion des ressources de l’État, améliorer les conditions de vie de la population en précarité, lutter contre les disparités et favoriser un climat d’investissement pour simuler le développement des secteurs productifs – seuls à même de catalyser la croissance du pays ». Les critiques ont raison de souligner que certains de ces mêmes acteurs internationaux n’ont pas toujours respecté les souhaits des Haïtiens aux urnes et que leurs prescriptions de développement axées sur le marché ont échoué par le passé pour Haïti. Cependant, l’approche actuelle du groupe restreint va au-delà du soutien au gouvernement en place et ouvre la voie au changement à plusieurs niveaux.
Quel est le rôle du Canada dans ce contexte? Ottawa reste très engagé au niveau diplomatique. Sur la base de sa politique internationale féministe, Ottawa a insisté que le Core Group encourage les partis politiques à « faire tout ce qui est en leur pouvoir pour faire en sorte que les femmes et les hommes soient des partenaires égaux dans le processus de développement démocratique ». Une partie croissante des environs $80 million par année de coopération canadienne a comme objectif de promouvoir l’égalité des sexes en politique, dans l’économie, dans les services sociaux, la justice et la sécurité publique. La coopération au n’a jamais été facile en Haïti mais ce n’est pas le moment de faire marche arrière, compte tenu de l’expérience et des intérêts canadiens considérables dans ce pays.
L’égalité de genre reste une priorité raisonnable SI elle est construite de manière intersectionnelle et pas simplement en ajoutant les femmes à la démarche. Dans le contexte du mouvement Kot Kòb et de la réponse du gouvernement, il est important d’intégrer plus de mouvements sociaux du pays – des organisations féministes aux mouvements de petits agriculteurs, des syndicats aux organisations représentant plus d’un million de personnes vivant en situation de handicap – dans le dialogue national et dans l’élaboration des politiques pour s’assurer que les intérêts du peuple, au sens le plus large du terme, ne soient pas encore laissés pour compte.