Vingt ans après, qu’est-ce que le renseignement aujourd’hui?

Vingt ans après, qu’est-ce que le renseignement aujourd’hui?

Au fil des années, la lutte contre le terrorisme s’est imposée comme un enjeu opérationnel et politique en Europe comme en Amérique du Nord. Le renseignement y joue un rôle important, permettant aux professionnels de la sécurité de revendiquer une forme de savoir sur des individus dits ‘suspects’ et aux professionnels de la politique de


Au fil des années, la lutte contre le terrorisme s’est imposée comme un enjeu opérationnel et politique en Europe comme en Amérique du Nord. Le renseignement y joue un rôle important, permettant aux professionnels de la sécurité de revendiquer une forme de savoir sur des individus dits ‘suspects’ et aux professionnels de la politique de justifier leurs prises de position, notamment législatives. Le renseignement est ainsi investi par un nombre toujours plus important de professionnels qui ne se limitent plus aux acteurs historiques que sont les services de renseignement. 


Face à cette évolution, qu’est-ce que le renseignement aujourd’hui ? Répondre à cette question suppose de revenir et de s’interroger sur la fonction sociale du renseignement dans l’anti-terrorisme au prisme des acteurs qui s’en saisissent, c’est-à-dire, ce que les acteurs ‘font’ du renseignement au travers de leurs pratiques. 

Il convient, dans un premier temps, d’envisager la lutte contre le terrorisme comme un espace de relations entre les bureaucraties en charge du renseignement et le champ politique. En effet, si la lutte contre le terrorisme est souvent présentée comme une réponse à la perception d’une menace alors même qu’il n’existe pas d’accord sur sa définition, elle n’en reste pas moins un ensemble de ressources pour lesquelles les services de renseignement sont en compétition comme le budget, les moyens humains ou encore techniques. La distribution de ces ressources, notamment budgétaires, tient en partie à la capacité des services à avoir l’oreille des décideurs politiques car ils sont à même de produire et de leur transmettre des informations utiles sur la menace terroriste qu’ils pourront ensuite mobiliser pour légitimer leurs propres actions, notamment dans l’enceinte parlementaire. Pour les services, les informer ne veut pas dire mener leurs missions selon les décisions politiques. Les services de renseignement français, américains et britanniques ont continué de coopérer malgré le choix du gouvernement français de ne pas s’engager dans la guerre en Iraq. De même, les services de police britanniques ont des alliances de longue date avec leurs partenaires européens grâce à un réseau important d’officiers de liaison anti-terroriste. 

Loin d’être inédite, la surveillance de masse est ancrée dans des routines bureaucratiques déjà existantes et donc antérieures aux attaques du 11 septembre.

Plus largement, ces exemples montrent que les activités de renseignement sont relativement autonomes des enjeux et lignes politiques nationaux et sont davantage déterminées par les nécessites et priorités opérationnellesainsi que par la solidarité entre les professionnels du renseignement. L’analyse des pratiques de renseignement révèle ainsi que les programmes de surveillance de la National Security Agency (NSA) justifiés au titre de la lutte contre le terrorisme ciblent non seulement les dirigeants politiques des pays alliés (de la même manière qu’une cible plus conventionnelle) mais aussi les citoyens américains. Loin d’être inédite, la surveillance de masse est ancrée dans des routines bureaucratiques déjà existantes et donc antérieures aux attaques du 11 septembre. Jeffrey Richelson et Desmond Ball indiquaient déjà en 1985 dans leur ouvrage sur les Five Eyes que « (…) la Nouvelle-Zélande et le Canada ont des programmes de collecte qui sont en grande partie dictés par leur participation à l’UKUSA et non par leurs propres préoccupations nationales. » (p.273). De la même manière, James Comey, ancien directeur du FBI, évoquait dans ses mémoires comment il avait pris pour habitude de consigner ses conversations avec Trump dans un mémo après chaque rencontre, ce qui n’est pas sans rappeler les fiches individuelles sur les hommes politiques du temps d’Edgar Hoover. L’anticipation des coups politiques reflète plus largement les logiques de prévention qui caractérisent une grande partie du travail de renseignement. 

Les interactions entre champ bureaucratique et champ politique se manifestent aussi dans l’arène parlementaire et montrent comment le renseignement est progressivement devenu un enjeu dans les luttes politiques. Au lendemain du 11 septembre, l’activité parlementaire et législative en lien avec la lutte contre le terrorisme a fortement augmenté, particulièrement dans des pays comme le Royaume-Uni, la France ou encore les Etats-Unis. Le nombre de débats, votes ou enquêtes parlementaires indique une évolution significative au sein du champ politique. En effet, et comme l’a montré Andrew Neal avec l’exemple du Royaume-Uni, la sécurité – et donc le renseignement – n’est plus une forme de politique d’exception aux seules mains de l’exécutif mais fait partie du quotidien de l’activité des professionnels de la politique, qu’ils soient députés, sénateurs ou membres du gouvernement. 

la sécurité – et donc le renseignement – n’est plus une forme de politique d’exception aux seules mains de l’exécutif mais fait partie du quotidien de l’activité des professionnels de la politique, qu’ils soient députés, sénateurs ou membres du gouvernement. 

Le renseignement fonctionne aussi comme une ressource dans le jeu politique en régulant les échanges de coups entre les professionnels. En tant que destinataire principal du renseignement sous forme d’évaluations de la menace fournies par les services, l’exécutif est en mesure de s’imposer dans les disputes politiques avec l’opposition qui est dépourvue de cette ressource. Ainsi, les leaders politiques invoquent fréquemment les services de renseignement lors des débats parlementaires pour justifier l’adoption de nouvelles mesures anti-terroristes. Le 15 octobre 2001, David Blunkett, alors ministre de l’intérieur britannique, défendait au cours des débats sur un projet de loi anti-terroriste (qui deviendra l’Anti-Terrorism, Crime and Security Act de 2001), qu’: « [i]l est essentiel d’obtenir de bons renseignements et d’être en mesure de cibler et de suivre les terroristes potentiels. Nous avons besoin de pouvoirs étendus pour que les meilleures pratiques deviennent la norme. » L’adoption de nouvelles mesures anti-terroristes ne traduit pas nécessairement une demande explicite des services eux-mêmes, si ce n’est qu’elle reflète les logiques du champ politique où les professionnels de la politique sont animés par la volonté d’afficher une réponse politique forte et rassurer la population. 

Les relations entre bureaucraties du renseignement et politique suggèrent que le renseignement, comme objet de savoir, n’est plus l’apanage des professionnels de la sécurité. Il informe aussi les pratiques des professionnels de la politique qui, de par leurs actions, peuvent venir légitimer, contester ou contraindre les activités des services de renseignement.


https://twitter.com/uOttawaCIPS/status/1437476726934802437

Articles liés


Le blogue du CÉPI est écrit par des spécialistes en la matière.

Les blogs CIPS sont protégés par la licence Creative Commons: Attribution – Pas de Modification 4.0 International (CC BY-ND 4.0).


[custom-twitter-feeds]

Vingt ans après, qu’est-ce que le renseignement aujourd’hui?

Vingt ans après, qu’est-ce que le renseignement aujourd’hui?

Au fil des années, la lutte contre le terrorisme s’est imposée comme un enjeu opérationnel et politique en Europe comme en Amérique du Nord. Le renseignement y joue un rôle important, permettant aux professionnels de la sécurité de revendiquer une forme de savoir sur des individus dits ‘suspects’ et aux professionnels de la politique de


Au fil des années, la lutte contre le terrorisme s’est imposée comme un enjeu opérationnel et politique en Europe comme en Amérique du Nord. Le renseignement y joue un rôle important, permettant aux professionnels de la sécurité de revendiquer une forme de savoir sur des individus dits ‘suspects’ et aux professionnels de la politique de justifier leurs prises de position, notamment législatives. Le renseignement est ainsi investi par un nombre toujours plus important de professionnels qui ne se limitent plus aux acteurs historiques que sont les services de renseignement. 


Face à cette évolution, qu’est-ce que le renseignement aujourd’hui ? Répondre à cette question suppose de revenir et de s’interroger sur la fonction sociale du renseignement dans l’anti-terrorisme au prisme des acteurs qui s’en saisissent, c’est-à-dire, ce que les acteurs ‘font’ du renseignement au travers de leurs pratiques. 

Il convient, dans un premier temps, d’envisager la lutte contre le terrorisme comme un espace de relations entre les bureaucraties en charge du renseignement et le champ politique. En effet, si la lutte contre le terrorisme est souvent présentée comme une réponse à la perception d’une menace alors même qu’il n’existe pas d’accord sur sa définition, elle n’en reste pas moins un ensemble de ressources pour lesquelles les services de renseignement sont en compétition comme le budget, les moyens humains ou encore techniques. La distribution de ces ressources, notamment budgétaires, tient en partie à la capacité des services à avoir l’oreille des décideurs politiques car ils sont à même de produire et de leur transmettre des informations utiles sur la menace terroriste qu’ils pourront ensuite mobiliser pour légitimer leurs propres actions, notamment dans l’enceinte parlementaire. Pour les services, les informer ne veut pas dire mener leurs missions selon les décisions politiques. Les services de renseignement français, américains et britanniques ont continué de coopérer malgré le choix du gouvernement français de ne pas s’engager dans la guerre en Iraq. De même, les services de police britanniques ont des alliances de longue date avec leurs partenaires européens grâce à un réseau important d’officiers de liaison anti-terroriste. 

Loin d’être inédite, la surveillance de masse est ancrée dans des routines bureaucratiques déjà existantes et donc antérieures aux attaques du 11 septembre.

Plus largement, ces exemples montrent que les activités de renseignement sont relativement autonomes des enjeux et lignes politiques nationaux et sont davantage déterminées par les nécessites et priorités opérationnellesainsi que par la solidarité entre les professionnels du renseignement. L’analyse des pratiques de renseignement révèle ainsi que les programmes de surveillance de la National Security Agency (NSA) justifiés au titre de la lutte contre le terrorisme ciblent non seulement les dirigeants politiques des pays alliés (de la même manière qu’une cible plus conventionnelle) mais aussi les citoyens américains. Loin d’être inédite, la surveillance de masse est ancrée dans des routines bureaucratiques déjà existantes et donc antérieures aux attaques du 11 septembre. Jeffrey Richelson et Desmond Ball indiquaient déjà en 1985 dans leur ouvrage sur les Five Eyes que « (…) la Nouvelle-Zélande et le Canada ont des programmes de collecte qui sont en grande partie dictés par leur participation à l’UKUSA et non par leurs propres préoccupations nationales. » (p.273). De la même manière, James Comey, ancien directeur du FBI, évoquait dans ses mémoires comment il avait pris pour habitude de consigner ses conversations avec Trump dans un mémo après chaque rencontre, ce qui n’est pas sans rappeler les fiches individuelles sur les hommes politiques du temps d’Edgar Hoover. L’anticipation des coups politiques reflète plus largement les logiques de prévention qui caractérisent une grande partie du travail de renseignement. 

Les interactions entre champ bureaucratique et champ politique se manifestent aussi dans l’arène parlementaire et montrent comment le renseignement est progressivement devenu un enjeu dans les luttes politiques. Au lendemain du 11 septembre, l’activité parlementaire et législative en lien avec la lutte contre le terrorisme a fortement augmenté, particulièrement dans des pays comme le Royaume-Uni, la France ou encore les Etats-Unis. Le nombre de débats, votes ou enquêtes parlementaires indique une évolution significative au sein du champ politique. En effet, et comme l’a montré Andrew Neal avec l’exemple du Royaume-Uni, la sécurité – et donc le renseignement – n’est plus une forme de politique d’exception aux seules mains de l’exécutif mais fait partie du quotidien de l’activité des professionnels de la politique, qu’ils soient députés, sénateurs ou membres du gouvernement. 

la sécurité – et donc le renseignement – n’est plus une forme de politique d’exception aux seules mains de l’exécutif mais fait partie du quotidien de l’activité des professionnels de la politique, qu’ils soient députés, sénateurs ou membres du gouvernement. 

Le renseignement fonctionne aussi comme une ressource dans le jeu politique en régulant les échanges de coups entre les professionnels. En tant que destinataire principal du renseignement sous forme d’évaluations de la menace fournies par les services, l’exécutif est en mesure de s’imposer dans les disputes politiques avec l’opposition qui est dépourvue de cette ressource. Ainsi, les leaders politiques invoquent fréquemment les services de renseignement lors des débats parlementaires pour justifier l’adoption de nouvelles mesures anti-terroristes. Le 15 octobre 2001, David Blunkett, alors ministre de l’intérieur britannique, défendait au cours des débats sur un projet de loi anti-terroriste (qui deviendra l’Anti-Terrorism, Crime and Security Act de 2001), qu’: « [i]l est essentiel d’obtenir de bons renseignements et d’être en mesure de cibler et de suivre les terroristes potentiels. Nous avons besoin de pouvoirs étendus pour que les meilleures pratiques deviennent la norme. » L’adoption de nouvelles mesures anti-terroristes ne traduit pas nécessairement une demande explicite des services eux-mêmes, si ce n’est qu’elle reflète les logiques du champ politique où les professionnels de la politique sont animés par la volonté d’afficher une réponse politique forte et rassurer la population. 

Les relations entre bureaucraties du renseignement et politique suggèrent que le renseignement, comme objet de savoir, n’est plus l’apanage des professionnels de la sécurité. Il informe aussi les pratiques des professionnels de la politique qui, de par leurs actions, peuvent venir légitimer, contester ou contraindre les activités des services de renseignement.


https://twitter.com/uOttawaCIPS/status/1437476726934802437

Articles liés


Le blogue du CÉPI est écrit par des spécialistes en la matière.

 

Les blogs CIPS sont protégés par la licence Creative Commons: Attribution – Pas de Modification 4.0 International (CC BY-ND 4.0).


[custom-twitter-feeds]