L’invasion russe de l’Ukraine a eu des conséquences sur les relations internationales bien au-delà de la région directement concernée. Parmi bien d’autres, la région arctique a connu depuis la fin février des changements importants en réaction à cet acte de guerre. Le 3 mars, les sept pays arctiques, excluant la Russie, ont suspendu leurs participations
L’invasion russe de l’Ukraine a eu des conséquences sur les relations internationales bien au-delà de la région directement concernée. Parmi bien d’autres, la région arctique a connu depuis la fin février des changements importants en réaction à cet acte de guerre.
Le 3 mars, les sept pays arctiques, excluant la Russie, ont suspendu leurs participations aux activités du Conseil de l’Arctique, le forum de coopération le plus important de la région. Ces nations ont cité la violation par la Russie des principes de souveraineté étatique et d’intégration territoriale. Une autre organisation-clé a suivi, focalisée celle-ci sur la coopération transfrontalière : la coopération dans la mer de Barents (la Barents Euro-Arctic Region ou BEAR) a suspendu toutes activités incluant la Russie. L’Union Européenne, la Suède, la Norvège, la Finlande, le Danemark et l’Islande ont justifié la décision par les violations patentes du droit et des règles internationaux par la Russie en Ukraine.
Dans ces deux cas, ces suspensions ont été mises en place sans date d’expiration. Le tout est compréhensible, à prime abord : la nature dynamique du conflit en Ukraine ne permet pas d’entrevoir une ligne temporelle bien claire. Par contre, les conditions à remplir pour reprendre les activités nordiques avec la Russie ne sont pas claires : un cessez-le-feu, le retrait des troupes russes d’Ukraine, la signature d’un accord de paix global, une Russie démocratique ou sans Poutine?
Bien que ces décisions soient en théorie des suspensions, il faut bien y voir une rupture significative avec l’approche précédant l’agression russe. Une étude des raisons d’établir la coopération arctique il y a plusieurs décennies s’impose pour comprendre la nature de cette rupture.
La coopération arctique doit être comprise à l’aune de la volonté de l’Occident d’établir un dialogue avec l’Union soviétique d’abord, puis la Russie. Le discours du dirigeant soviétique Mikhail Gorbatchev à Mourmansk en 1987 représente le point de départ de cette volonté. Gorbatchev appelait à faire de la région arctique une zone de paix. Les pays occidentaux ont pris cette balle au bond, voyant un espoir de bâtir des ponts avec l’URSS. La stratégie de protection environnementale de l’Arctique (1989-1996) qui va suivre réussit à coordonner les actions des huit pays arctiques (URSS puis Russie, Islande, Suède, Finlande, Norvège, Canada, Danemark et États-Unis), menant éventuellement à la création d’un forum multilatéral, le Conseil de l’Arctique, en 1996.
Bien que le Conseil soit mis en place sans grandes ambitions (pas de charte, pas de financement permanent, pas de secrétariat), la coopération s’entrevoyait sous une facette pragmatique et consensuelle. Les questions militaires étant écartées du mandat du forum et l’unanimité étant requis pour les décisions, les États arctiques avaient misé sur un Conseil rassembleur qui se voudrait inclusif, sans fâcher ou avec peu de potentiel d’antagonisme. Ces compromis, acceptés par des pays voulant un Conseil plus fort et ambitieux (le Canada et la Norvège par exemple) avaient pour but de tisser des liens coopératifs avec les plus puissants, États-Unis et Russie entre autres.
La coopération du BEAR a aussi évolué selon la même justification, à une échelle plus circonscrite. En 1993, cette organisation régionale voit le jour, en grande partie dû à l’impulsion des pays scandinaves, surtout la Norvège, qui ont voulu établir des liens coopératifs avec la nouvelle Russie post-communiste. Ici encore, l’emphase est mise sur une collaboration ciblée, pragmatique, peu controversée : gestion d’un environnement, d’une frontière commune en ciblant sur des enjeux de protection environnementale, de transport et d’échanges commerciaux et culturels. Ainsi, bien des projets voyaient la Norvège menée des initiatives de décontamination environnementale, de télémédecine ou d’échanges éducationnels avec la Russie comme principal bénéficiaire.
Cette approche explique pourquoi la coopération arctique a continué malgré l’invasion russe de la Géorgie (2008) et l’annexation de la Crimée (2014). Lors du premier incident, bien peu de voix se sont élevés pour réduire la collaboration arctique avec la Russie. En 2014 par contre, le Canada en avait appelé aux autres États arctiques pour annuler des rencontres prévues en Russie, sans grands succès. L’attitude dominante était de dissocier les enjeux : l’Ukraine restait une crise circonscrite, malgré les violations évidentes au droit international et à l’intégrité territoriale ukrainienne. Le Conseil de l’Arctique a continué ses activités, la coopération du BEAR aussi. Par exemple, la Norvège voulait continuer d’échanger avec le voisin russe dans les deux forums, bien que les relations entre personnes entre les deux sociétés eussent baissé significativement.
L’attitude de garder les canaux de communications et les institutions multilatérales ouverts avec la Russie a disparu avec l’invasion russe de l’Ukraine à la fin février 2022. Il s’agit en soi d’une rupture : la nécessité de garder ces liens avec la Russie n’est plus. Surtout, la région arctique n’est plus immunisée de soubresauts géopolitiques ailleurs sur la planète. Il faut souligner que cette violation de la souveraineté étatique par la Russie a été suivie de menaces claires et explicites envers deux États arctiques, la Finlande et la Suède. Le 25 février, la Russie a indiqué que l’adhésion de ces deux États à l’OTAN entrainerait des conséquences militaires et politiques pour ceux-ci. Ces menaces furent répétées le 12 mars.
Contrairement au début de la coopération arctique à la fin des années 1980, des institutions sont déjà en place mais les États arctiques occidentaux ont décidé de leur volonté de suspendre la coopération avec la Russie. Nous ne pouvons nous attendre à voir une répétition du discours de Gorbatchev à Mourmansk version 2022 : une reprise de la coopération avec la Russie demandera davantage que des discours de bonnes intentions de la part de responsables russes. Les États arctiques voudront obtenir des garanties sérieuses de l’État russe, surtout en ce qui a trait au respect des droits souverains et de l’intégrité territoriale des autres États arctiques. Ces principes sont exigés de la part d’États aspirant au simple rôle d’observateur au Conseil de l’Arctique : il devrait y en être de même pour les membres en bonne et due forme.
Pour terminer, cette crise doit faire réaliser à ceux qui prétendent que le Conseil doit s’élever au-dessus du politique ou de ne pas faire de politique que cette position est intenable. Le Conseil a bien changé depuis ses débuts en 1996. Le forum a facilité la signature de traités et a servi d’indicateur principal pour les États non-arctiques afin de construire leur légitimité arctique (pensons à la Chine ici en tant qu’observateur). De plus, les rencontres ministérielles biannuelles attirent des poids lourds des gouvernements arctiques, bien souvent les ministres des affaires étrangères, qui approuvent (ou pas) des déclarations politiques.
Face à l’invasion russe de l’Ukraine, nous ne pouvons désirer que le Conseil ne fasse pas de politique mais qu’en même temps, espérer que le forum reste comme il est en réalisant des fonctions qui sont foncièrement politiques (traités, déclarations, observateurs, etc.). Cette crise devrait faire réaliser que cette dualité ne peut perdurer indéfiniment sans être confrontée à ce type de contradictions. Il serait de réfléchir à la création d’un dialogue arctique qui serait centré sur les relations politiques, afin de laisser au Conseil ce qu’il fait de mieux : continuer la coopération technique et scientifique sur des enjeux précis.