Par Stephen Baranyi L’arrivée d’un nouveau gouvernement à Ottawa offre au Canada la possibilité de se repositionner dans les États fragiles et les sociétés en conflit (ÉFSC) comme l’Afghanistan, Haïti et le Soudan du Sud – où persistent de faibles institutions publiques, des niveaux élevés de violence et une extrême pauvreté qui varient énormément d’un pays
Par Stephen Baranyi
L’arrivée d’un nouveau gouvernement à Ottawa offre au Canada la possibilité de se repositionner dans les États fragiles et les sociétés en conflit (ÉFSC) comme l’Afghanistan, Haïti et le Soudan du Sud – où persistent de faibles institutions publiques, des niveaux élevés de violence et une extrême pauvreté qui varient énormément d’un pays a l’autre. Dans ses lettres de mandat publiées en novembre 2015, l’équipe du Premier Ministre signalait son désir d’adopter une nouvelle approche dans ces contextes. La lettre adressée au ministre des Affaires étrangères le priait d’accroître le soutien du Canada aux opérations de maintien de la paix des Nations-Unies ainsi qu’à ses efforts de médiation, de prévention de conflits et de reconstruction à la suite de conflits. Le ministre de la Défense nationale a reçu l’ordre de « mettre fin aux missions de combat en Irak et en Syrie et de revoir les efforts déployés par le Canada dans ces régions afin de les réorienter vers la formation des forces locales et le soutien humanitaire ». La ministre du Développement international était invitée à « recentrer l’aide au développement consentie par le Canada sur l’aide aux personnes les plus pauvres et les plus vulnérables et sur le soutien aux États fragiles ». La lettre reliait cette priorité à l’Agenda 2030 pour le développement durable signée par Ottawa aux Nations-Unies en septembre 2015. En plus, elle insistait sur l’efficacité en matière de développement, notamment en améliorant la transparence dans l’aide consentie et en favorisant l’amélioration de la collecte et de l’analyse des données en vue d’élaborer des politiques basées sur des faits.
Avant de se repositionner rapidement en Iraq et autre part avec de bonnes intentions, le nouveau gouvernement et d’autres canadiens intéressés doivent tirer des leçons de nos diverses expériences dans un éventail d’ÉFSC, basées sur les évaluations de l’aide canadienne et de l’engagement pangouvernemental qui sont terminées ou qui le seront bientôt, ainsi que sur des analyses scientifiques indépendantes.
Ces engagements ouvrent la porte à des changements majeurs dans l’approche du Canada à l’égard des ÉFSC. D’après David Carment et Yiagadeesen Samy, de l’Université Carleton, l’aide publique au développement (APD) du Canada aux ÉFSC est passée de 20% du budget de l’APD en 2000 à 40%-50% en 2010, selon les critères adoptés pour définir les ÉFSC. Pendant cette décennie, la plupart des plus importants programmes d’APD furent destinés à ces pays dans le cadre des approches pangouvernementaux et liés à des déploiements militaires ou de police – surtout en Afghanistan mais également en Haïti, au Soudan du Sud et dans les Territoires Palestiniens.
De telles approches ont été controversées. Le Conseil canadien pour la coopération internationale, ainsi que de nombreux universitaires sont d’avis que notre aide était « sécurisée » puisqu’elle était utilisée pour appuyer des stratégies axées sur la sécurité, plutôt que pour appuyer la gouvernance démocratique et le développement durable authentiques. D’autres ajoutent que l’aide du Canada était loin d’être efficace, comparé à la Déclaration de Paris, au Programme d’action d’Accra et à d’autres normes internationales. Sans entrer plus profondément dans le débat, j’aimerais toutefois partager quelques réflexions ancrées dans nos recherches comparatives sur l’engagement du Canada dans différents ÉFSC:
- Leurs critiques semblent valables en ce qui concerne l’aide du Canada et l’engagement pangouvernemental en Afghanistan, hautement sécurisés et pas particulièrement efficaces surtout à Kandahar, ainsi que, dans une bonne mesure, pour les Territoires Palestiniens.
- Mais leurs arguments sont moins valables pour ce qui est des ÉFSC comme le Mali ou le Soudan du Sud, où nous avons constaté une moindre sécurisation de l’aide, sans qu’elle soit pour autant plus efficace, surtout à la lumière de la reprise des conflits en 2012 et 2013. Leurs critiques sont encore moins valables pour Haïti, où l’APD a été bien moins sécurisée et pour autant un peu plus efficace.
- Nous avons également examiné l’engagement canadien dans des contextes que l’ancienne ACDI ne considérait pas comme des États fragiles mais qui figuraient parmi les 40 premiers dans l’Indice des États fragiles (FSI en anglais). Le Bangladesh est particulièrement intéressant : bien que ce pays soit 32ème dans le FSI de 2015, ce partenariat important de l’APD canadienne s’est inspiré des principes de la Déclaration de Paris et du Programme d’Action d’Accra sur l’efficacité de l’aide. La coopération Canada-Bangladesh a donc été assez cohérente et attentive aux dynamiques de conflit, sans être sécurisée.
Avant de se repositionner rapidement en Iraq et autre part avec de bonnes intentions, le nouveau gouvernement et d’autres canadiens intéressés doivent tirer des leçons de nos diverses expériences dans un éventail d’ÉFSC, basées sur les évaluations de l’aide canadienne et de l’engagement pangouvernemental qui sont terminées ou qui le seront bientôt, ainsi que sur des analyses scientifiques indépendantes.
L’évaluation officielle de l’aide du Canada en Haïti rendue publique en mai 2015, démontre que l’APD peut contribuer au développement lorsqu’elle s’aligne sur les priorités endogènes et renforce les institutions nationales ou locales prometteuses – comme ce fut le cas dans les domaines de la santé publique, de l’égalité des sexes, de la gouvernance et du développement rural. Cependant notre recherche suggère que la répugnance du Canada à faire passer des sommes importantes par des institutions haïtiennes, à soutenir régulièrement la participation de la société civile au processus décisionnel et à évaluer les résultats conjointement avec les responsables nationaux va à l’encontre des principes qui sous-tendent un bon engagement international dans les ÉFSC. Le Canada peut donc ne mériter qu’un B+ pour sa coopération avec Haïti, mais nous avons là-bas une base sur laquelle bâtir – comme cela a été reconnu lorsqu’Ottawa a annoncé sa nouvelle stratégie de coopération (APD+) avec Haïti en juin 2015.
L’évaluation du Canada n’est pas aussi positive dans d’autres ÉFSC. Pour l’Afghanistan, une évaluation publiée au début de l’année est sortie trop tard pour influencer un cadre de coopération fixé depuis longtemps. Le rapport d’évaluation de la coopération canadienne en Cisjordanie et au Gaza n’est toujours pas publié, après des années de travail. La ministre du Développement international pourrait autoriser à ses fonctionnaires de le rendre public. Les Canadiens pourraient alors véritablement tirer des leçons de ces études officielles, ainsi que de l’évaluation en cours sur la programmation en matière de sécurité faite par le Groupe de travail sur la stabilisation et la reconstruction du département récemment rebaptisé « Affaires mondiales Canada ».
La mise en œuvre du New Deal signé par les donateurs de l’OCDE et leurs partenaires ÉFSC, en 2011, offre d’autres mécanismes pour apprendre ensemble et améliorer notre coopération. Après s’être quasiment désengagé de ces efforts depuis 2013, Ottawa pourrait se rebrancher en reliant son nouvel engagement dans des ÉFSC comme Haïti, la République Démocratique du Congo et le Soudan du Sud aux activités du New Deal : notamment en appuyant la revitalisation des pactes nationaux ainsi qu’en effectuant un suivi conjoint des contributions du Canada, dans ces contextes, par rapport aux objectifs pour la consolidation de la paix et la construction de l’État codifiés dans le New Deal.
Le genre de coopération envisagé par le New Deal est très différent du soi-disant « modèle afghan » hâtivement applaudi par des pairs de l’OCDE, dans leur évaluation de l’aide canadienne en 2012. Notre démarche de partenariat avec le Bangladesh et même en Haïti offre des « modèles » distincts and peut-être plus pertinents dans d’autres EFSC. En plus, ils semblent être plus compatible avec les Objectifs de développement durable – notamment le #16 sur la paix, la justice et les institutions fortes – ainsi qu’avec l’engagement primordial de l’Agenda 2030 de « ne laisser personne à la traîne ».
Le nouveau rapport du CÉPI sur l’engagement du Canada dans le développement mondial nous rappelle qu’un réengagement dans ces efforts exigera non seulement la consolidation des capacités aux Affaires mondiales Canada mais également une revitalisation de l’ « écosystème » canadien plus large dans ce domaine. Ce qui devrait certainement inclure la reprise d’une discussion basée sur les faits et la collaboration entre le gouvernement, la société civile, les institutions de recherche et d’enseignement ainsi qu’avec les acteurs du secteur privé qui œuvrent à l’intersection fort complexe du développement, de la sécurité et des droits humains.
Stephen Baranyi est professeur agrégé à l’Ecole de développement international et de mondialisation à l’Université d’Ottawa. Il travaille sur les défis de la reforme des systèmes de sécurité, la coopération au développement et le genre dans les Etats fragiles et les sociétés en conflits, notamment en Haïti.